L'eau, menace du XXIe siècle
Un habitant de la planète sur cinq est aujourd'hui privé d'eau potable et 3,4
millions d'êtres humains meurent chaque année de maladies liées à une
mauvaise qualité de l'eau. Selon les experts d'une centaine de pays, réunis à
partir du vendredi 17 mars à La Haye, les pénuries d'eau risquent de
provoquer des catastrophes humanitaires et des conflits politiques dans les
pays du Sud dans les vingt-cinq années à venir, période pendant laquelle la
population du globe passera de 6 à 8 milliards d'habitants. Le Forum
international de La Haye veut attirer l'attention des gouvernements sur cette
véritable « bombe à retardement ».
Mis à jour le jeudi 16 mars 2000
Hervé Kempf
ON a du mal à trouver un spécialiste de l'eau qui ne soit pas pessimiste : « On
va dans
le mur », dit l'un. « La crise empire », dit l'autre. « Le pire scénario pour
le futur, affirme
un troisième, serait que l'on continue à faire comme aujourd'hui ; c'est la
crise assurée.
» Et Igor Chiklomanov, directeur de l'Institut hydrologique de
Saint-Pétersbourg, dont le
travail de collation des statistiques sur les ressources mondiales en eau fait
référence,
écrit dans World water resources (Unesco) : « En 2025, la majorité de la
population de
la planète vivra dans des conditions d'approvisionnement en eau faibles ou
catastrophiquement faibles. » Ce n'est donc pas l'optimisme qui règnera lors de
l'ouverture du second Forum mondial de l'eau, qui devait se tenir du 17 au 22
mars à La
Haye (le premier avait eu lieu à Marrakech en 1997). Le forum rassemblera un
nombre
considérable de spécialistes de l'eau.
Certes, les situations sont extrêmement variables : entre le Canada et le
Niger, il n'y a
pas de comparaison. Mais les régions où l'approvisionnement en eau devient un
problème récurrent sont de plus en plus nombreuses. Alors qu'en cent ans, la
population mondiale a triplé, sa consommation d'eau a été multipliée par six. «
Nous
approchons -et en beaucoup d'endroits nous avons dépassé- les limites de la
quantité
d'eau que nous pouvons prélever sur le milieu naturel », résume World Water
Vision, le
document élaboré pour le Forum par le Conseil mondial de l'eau. Cette
inquiétude vaut
pour la quantité comme pour la qualité, puisque globalement, l'ensemble des
fleuves,
lacs et nappes sont de plus en plus pollués. Seuls « deux des principaux
fleuves
mondiaux peuvent être qualifiés de sains : l'Amazone et le Congo ».
IRRIGATION EXCESSIVE
Peut-on enrayer ces tendances, alors que la population mondiale continue à
croître -elle
devrait passer de 6 milliards aujourd'hui à près de 9 milliards en 2050 ? Cela
pose trois
problèmes majeurs. D'abord, dans les villes : sur les trente-trois mégapoles de
plus de
8 millions d'habitants qui existeront en 2015 selon l'ONU, 27 seront situées
dans les
pays les moins développés. L'approvisionnement de ces villes en eau potable
saine est
une question vitale ; Ensuite, il faut accroître la production agricole pour
nourrir les
habitants supplémentaires, alors que l'irrigation des terres absorbe déjà 70 %
des
ressources -une utilisation déjà largement excessive ; Enfin, la multiplication
des
conflits entre pays voisins menace la paix, alors que plus de 40 % de la
population
mondiale vit dans les quelques 250 bassins fluviaux transfrontaliers. Un
changement de
politique globale est impératif. Mais si tout le monde s'accorde sur ce point,
et sur la
nécessité d'une prise de conscience des opinions publiques, les propositions de
solution ne font pas l'unanimité. Pour les artisans du Conseil mondial de l'eau
– qui
organise le Forum, et dont la Banque mondiale est un des inspirateurs –, un
principe
majeur doit être de « donner un prix à l'eau ». En effet, analyse-t-on, les
montants
nécessaires à la création ou à la modernisation des réseaux de distribution,
équipements de dépollution, nouveaux systèmes d'irrigation, devraient atteindre
180
milliards de dollars (environ autant d'euros) par an en 2025, alors qu'on ne
dépense
aujourd'hui qu'environ 75 milliards de dollars par an. « La valeur, à neuf,
d'un réseau
d'assainissement et de distribution d'eau potable, indique Jean-Luc Trancart,
directeur
de la clientèle à la Lyonnaise des eaux, est de l'ordre de 25 000 F par
habitant dans les
pays développés. » Comme les Etats ne pourront pas augmenter beaucoup leurs
dépenses dans ce domaine, « les entreprises privées seront la principale source
de
financement », selon World Water Vision : il faudra fixer le prix de l'eau à
son coût réel,
à la fois pour dissuader les gaspillages et pour « couvrir totalement le coût
des
investissements, au moins en ce qui concerne les villes et l'industrie »,
c'est-à-dire
rentabiliser les investissements, condition essentielle pour attirer les
capitaux privés.
UN « BIEN PATRIMONIAL »
Ce principe de valorisation de l'eau est contesté par plusieurs organisations
non
gouvernementales, parmi lesquelles on retrouve des animateurs de la
contestation
anti-OMC à Seattle, en novembre 1999, comme Maude Barlow, mais aussi des
personnalités comme Danielle Mitterrand, Mario Soares, ancien président du
Portugal,
ou Riccardo Petrella. Pour ce courant, la démarche du Conseil mondial de l'eau
est en
fait inspirée par le souci de donner au secteur privé un véritable « pouvoir »
sur l'eau, au
détriment des Etats et des communautés locales. Dans Le Manifeste de l'eau
(éditions
Page deux, Lausanne), Riccardo Petrella écrit que « ce choix idéologique se
fonde sur
l'affirmation du marché en tant que mécanisme principal », alors que « l'eau
est une
ressource unique, particulière, de nature différente des autres ressources. »
Face à
l'option de la World Water Vision, les critiques défendent donc l'idée d'un
contrat
mondial, définissant l'eau comme « un bien vital, patrimonial, commun, mondial
».
L'approche est-elle réaliste ? : « Le problème principal de cette approche, dit
Bill
Cosgrove, directeur de l'unité World Water Vision, c'est qu'ils ne proposent
pas de
solution concrète. » A quoi Riccardo Petrella répond : « Si on ne réagit pas
maintenant,
on laissera établir les éléments constitutifs d'une philosophie politique sur
lesquels on
ne pourra plus ensuite revenir. » A La Haye, le débat se focalisera à la fin du
Forum,
lorsque les ministres auront à adopter une déclaration commune :
avaliseront-ils le
principe « d'évaluer l'eau à son coût total » ? Et définiront-ils l'eau comme
un « besoin
», selon la formule proposée par le Conseil mondial, ou comme un « droit »,
ainsi que le
proposent les contestataires ? La querelle n'est pas que sémantique : sous
l'enjeu de
l'eau, il y a évidemment des enjeux politiques.
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